Voici un magnifique article dans lequel transparait un passé pas si lointain, où l’on mesure l’évolution et les changements des lieus si l’on a déjà visiter le pays et le Wadi Rum en particulier. Sinon, laissez-vous aller à rêver au ton plein de sincère affection que l’auteur distille ici pour notre grand plaisir. Il émane de ce récit une grâce particulière. Savourez.

Au cœur de la fournaise du Moyen-Orient, la Jordanie est comme une oasis. Une paix fragile mais tenace s’accroche à ce petit pays. Sa beauté en devient plus attachante encore.

Pour le grimpeur, un séjour à Wadi Rum ne peut se résumer une seule énumération des cotations suivie de l’habituelle accumulation des longueurs de cordes. La rencontre de ce pays et des habitants, Palestiniens ou Bédouins, fait partie des expériences qui marquent définitivement la carrière d’un “globe-climber”.

Mon avion avait atterri à midi. À Aqaba, à cette heure-là, il vaut mieux se mettre à l’ombre. Sorti le dernier, j’ai manqué les taxis. Pas de problème, j’allais attendre. Sauf qu’il faisait vraiment chaud, et les chauffeurs de taxis étaient partis faire la sieste. Je ne me souviens plus comment, quelques heures plus tard, j’ai posé mon énorme sac devant le rest-house de Rum. Tout finit par s’arranger dans ce pays.

Le jeune Bédouin préposé à l’entrée est venu pour me vendre un ticket. J’ai cherché quelques dinars dans ma poche, il m’a demandé ce que je venais faire à Rum. Il avait sûrement un frère ou un cousin qui pouvait me balader dans le désert à bord d’une Toyota déglinguée. J’ai répondu :

“- Voir des amis.

– Tu as des amis ici ?

– Oui, Sabbah Ataeq, Dayfallah Ataeq, Sabbah Eed,  Ataeq Ali, Ataeq Odeh, Mussalam…

– Garde ton argent , tu es chez toi ici “. Il remballa son ticket.

– Je cherche aussi des amis français : Wilfried, Bernard, Philippe.

– Ils sont dans le désert, viens boire le thé.”

Étendu sur un tapis, j’ai siroté le thé.

Les amis sont arrivés. Mazied, le frère de Sabbah et de Defallah, m’a emmené sous la tente du Sheikh Ataeq. Le vieil homme était maintenant presque aveugle. Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs années.

 

La dernière fois, il arpentait le désert à grandes enjambées. Aujourd’hui,  il ne sortait de la tente que pour la prière. ” Sheikh Ataeq ne va jamais à la mosquée”, m’expliqua plus tard son petit-fils Mussalam (*), “il ne veut pas de toit entre Dieu et lui”.

Sabbah est entré dans la tente. Nous nous sommes embrassés. Après le premier thé, il m’a dit :

Viens, on va voir Philippe (Gleizes) et Bernard (Domenech)“.

On a roulé à travers des wadi que je ne connaissais pas. Dans un endroit mystérieux, des sacs, des duvets, des restes de feux attestaient la présence de grimpeurs. “Ils sont là-bas“, a dit Sabbah, d’un geste de la main, avant de s’installer par terre.

Au fond du canyon, j’ai découvert une grande dalle lisse, un grès coloré tendu comme un drap. À cent mètres de haut, une tache rouge : un grimpeur ! J’ai appelé. Pas de réponse, pas un mouvement. J’ai recommencé, puis j’ai sorti les jumelles. Un sac, j’avais appelé un sac ! J’étais déjà pris par les sortilèges de Rum.

Le soir, Philippe et Bernard sont redescendus de la première d’ « Aquarelle ». Sabbah, qui avait fait du feu et du thé, nous a ramené au village où nous avons fêté nos retrouvailles et leur nouvelle voie avec de nombreuses bières.

Après une bonne nuit chez Sabbah, on a pris un solide petit-déjeuner au rest-house. Puis, je suis allé récupérer mon sac, que j’avais laissé dans le sable, sur le parking, 24 heures auparavant. Il n’avait pas bougé.

On est partis vers Um Suassa. Bernard avait repéré, des années auparavant, un pilier affolant. Effectivement, il était affolant. On a trouvé l’attaque, un dièdre parfait. On a reculé, on a vu la suite : une des plus belles voies de Rum.

Il fallait juste redescendre aux sacs, prendre le matériel et commencer.  La première longueur nous faisait déjà saliver : une structure pure, grimpable avec une poignée de friends.

Bernard et moi avons tourné les talons. Un cri terrible arrêta notre cavalcade. Philippe, blême, le pantalon sur les genoux, se tâtait la fesse. Un scorpion taille adulte courait sur la dalle de grès rouge. Nous étions à deux heures et demie de Toyota du village. Mais la Toy’ était repartie…

Philippe, tu te calmes, tu t’étends à l’ombre, je vais chercher l’aspi-venin.”

Mortellement inquiets, nous avons dévalé le chaos de blocs. Trouvé l’instrument. Remonté la pente en courant. Philippe devait avoir meilleure mine que ses “sauveteurs” quand nous l’avons retrouvé. On s’est servi de l’instrument. Le venin a fait quelques gouttes dans la pompe. Encore une heure de repos, rien de pire n’était arrivé, nous sommes descendus au camp.

Le matin suivant, “l’empoisonné” a fait quelques mouvements pour assouplir sa cuisse raidie par le venin. Et il a ouvert trois longueurs d’anthologie. D’abord ce long dièdre qui a tenu ses promesses, puis des fissures plus subtiles, avant d’attaquer les dalles compactes, juste ciselées de prises rares, sur le fil du pilier.

Le lendemain, taraudé par de vieilles tendinites réveillées par le désert, j’ai laissé les deux gaillards se battre avec Um Suassa.

Le soir, un bruit de moteur s’est rapproché du camp. Des phares trouaient la nuit, disparaissant derrière les dunes. Un camion a stoppé devant la tente. C’était Wilfried, le seul Européen capable de s’orienter la nuit dans le dédale de Rum.

Le thé était prêt pour les deux de là-haut. Je les avais vus près de la sortie. Le temps a passé, ils ne donnaient pas signe de vie. Nous sommes montés au pied de la tour, à la lueur de nos frontales. Derrière un bloc, je suis tombé en arrêt devant une gravure, sur le sol, qui se détachait dans le cercle de ma lampe. Une inscription talmudique ? Nabatéenne ? Nous avons tourné autour de  la gravure, pour tenter d’en saisir le sens. Tout d’un coup, la vérité nous apparut : c’était un scorpion ! Un signal d’alarme gravé par un Bédouin pour prévenir les visiteurs que ce coin devait en être truffé.

Au matin, Philippe et Bernard sont redescendus d’une des plus belles escalades de leur carrière, qu’ils baptisèrent : Le Signe du Scorpion.

Quelque temps après, ma famille est venue. Ma femme et mon fils de trois ans. La famille de Sabbah a salué leur venue comme un bien précieux. Nous avons grimpé avec Mussalam, fils de Sabbah, petit-fils du Sheikh Ataeq, dans une voie ouverte par Tony Howard et Di Taylor. Ce fut une journée merveilleuse.

Mon ami israélien Doron Erel est venu aussi nous rejoindre, nous avons fait ensemble une longue et aérienne escalade bédouine, « Rijm Assaf ».  Sa tension d’être en Jordanie, dans un territoire “ennemi”, était perceptible. Mais il était venu, et je me suis pris à croire que la paix était en marche dans cette région du monde. C’était il n’y a pas si longtemps…

À notre départ, Mussalam a fait déplacer son grand-père, le vieux Sheikh, pour nous saluer dans la maison où Sabbah nous avait installés. Je balbutiais, honteux de l’ignorance où je me trouvais de la façon dont je devais honorer sa présence.

Le taxi du gros Faouzi, le Palestinien de Gaza à l’immense gentillesse, est venu nous chercher. Notre séjour allait s’achever avec lui. Avant de reprendre l’avion, il nous convia à un fabuleux barbecue de poissons, sur les bords de la mer Rouge.

Souvent, je pense aux lauriers roses de la maison de Sabbah, à ses plaisanteries ironiques quand il est heureux, dans son désert, à conduire les trekkeurs, à l’amitié chaleureuse et fière de Mussalam, à l’élégance féline des Bédouins filant sur leurs montagnes, aux formes extravagantes de ces folles tours où toujours nous imaginons des escalades fantasmagoriques.

J’y suis allé déjà souvent, j’y retournerai plus encore. Un peu de ma passion de l’escalade et de ma vision d’un monde meilleur est resté là-bas, il faut bien que je les retrouve.

* Claude Gardien est 
guide de montagne, journaliste et rédacteur à la revue française VERTICAL, à présent traduit en plusieurs langue.
(*) Mussalam Sabbah est devenu imam, et s’occupe assidument de la vie religieuse de la communauté locale très présente à la mosquée du village.

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